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— Imbécile ! lance Thomas Machita assis à son bureau. Bougre d’imbécile !

  Sans broncher le colonel Randolph Jumana accueille l’accès de Machita avec une indulgence mesurée.

— J’avais les meilleures raisons de donner ces ordres.

— Qui vous a accordé la liberté d’attaquer ce village et de massacrer nos frères noirs ?

— Vous oubliez l’essentiel, Major.

  Tout en parlant, Jumana quitte ses lunettes à monture d’écaillé et caresse un côté de son nez aplati.

— Pendant l’absence du général Lusana, j’exerce le commandement de l’A.R.A. Je ne fais qu’exécuter ses ordres.

— En passant de l’offensive contre les objectifs militaires à l’attaque de villages civils ? aboie Machita, furieux. En terrorisant nos frères et sœurs dont le seul crime est d’être les domestiques mal payés des Sud-Africains ?

— Major, notre stratégie consiste à enfoncer un coin de rupture entre les Blancs et les Noirs. Ceux de notre peuple qui louent leurs services au gouvernement doivent être considérés comme des traîtres.

— Les Noirs qui font partie de l’Armée gouvernementale, oui, sans doute, reconnaît Machita. Mais vous n’aurez pas le soutien du peuple en tuant indistinctement les instituteurs, les postiers et les cantonniers.

  Le visage de Jumana demeure glacial et impassible.

— Si le massacre d’une centaine d’enfants pouvait avancer d’une seule heure notre victoire sur les Blancs, je n’hésiterais pas à donner l’ordre d’exécution.

Machita est gagné par une vague d’aversion.

— C’est de la boucherie !

— Il y a un très ancien dicton du monde occidental, répond froidement Jumana qui dit : « La fin justifie les moyens ».

  Machita fixe le gros colonel adipeux, et sa chair se rétracte.

— Lorsque le général Lusana apprendra cela, il vous chassera de l’A.R.A.

— Trop tard, lance Jumana avec un mauvais sourire. La campagne que j’ai déclenchée pour répandre la peur et le chaos dans toute l’Afrique du Sud est irréversible. (Il réussit à prendre une expression plus sinistre encore.) Le général Lusana est un étranger. Il ne sera jamais pleinement accepté par les tribus de l’intérieur, ni considéré comme l’un des leurs par les leaders noirs dans les villes. Je vous garantis qu’il ne s’installera jamais dans le bureau du Premier ministre, au Cap.

— C’est de la trahison !

— D’un autre côté, poursuit Jumana, vous êtes né au Libéria avant que vos parents n’émigrent aux Etats-Unis. Votre peau est aussi noire que la mienne. Votre sang n’a pas été souillé par des relations sexuelles avec des Blancs, comme l’a été celui de la majorité des Noirs américains. Machita, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée d’envisager un changement d’allégeance.

— Vous avez prêté le même serment que moi lorsque nous nous sommes enrôlés dans l’A.R.A. : défendre les principes définis par Hiram Lusana, répond Machita, glacial. Votre proposition me donne envie de vomir. Je ne veux pas en entendre parler. Cela dit, colonel, soyez bien persuadé que le général Lusana va apprendre votre trahison à l’instant.

  Sans ajouter un mot, Machita tourne les talons et sort du bureau de Jumana en claquant la porte.

  Quelques secondes s’écoulent ; un des assistants de Jumana frappe et entre.

— Le major paraît furieux.

— Une simple différence d’opinion, explique Jumana sans s’émouvoir. Dommage que ses opinions soient mal inspirées. (Il indique le dehors.) Vite, prenez deux de mes gardes du corps et allez au service des transmissions. Vous y trouverez sans doute le major Machita prêt à expédier un message au général à Washington. Interrompez la transmission et arrêtez-le.

— L’arrêter ? lance l’assistant stupéfait. Sous quelle inculpation ?

  Jumana réfléchit un instant.

— Transmission de secrets militaires à l’ennemi. Cela devrait suffire pour le mettre sous clef dans une cellule du sous-sol jusqu’à ce qu’il soit jugé et fusillé.

 

  Du seuil de la bibliothèque de la Chambre des représentants, Hiram Lusana cherche à apercevoir Frederick Daggat. Le Congressman est assis à une vaste table d’acajou et prend des notes en examinant un gros volume relié en cuir.

— J’espère que je ne vous dérange pas, dit Lusana. Mais votre message paraissait urgent, et votre secrétaire m’a dit que je vous trouverais sans doute ici.

— Asseyez-vous, dit Daggat d’un ton dépourvu de cordialité.

  Lusana prend une chaise et il attend.

— Avez-vous lu la dernière édition des journaux du matin ? demande Daggat sans lever les yeux de son volume.

— Non. J’étais avec le sénateur Moore, de l’Ohio. Il me paraissait bien disposé pour notre cause quand j’ai terminé de lui expliquer les objectifs de l’A.R.A.

— Selon toute apparence, la nouvelle a échappé également à l’attention du sénateur.

— Que voulez-vous dire ?

Daggat fouille dans sa poche de poitrine et tend à Lusana une liasse de coupures de journaux.

— Tenez mon ami. Lisez donc et préparez-vous à souffrir.

 

LES INSURGÉS MASSACRENT 165 PAYSANS AU COURS D’UN RAID.

Tazareen, Afrique du Sud (U.RI.).

 

Dans un massacre apparemment sans raison, plus de 165 habitants noirs du village de Tazareen, dans la province du Transvaal, ont été tués à l’aube par des insurgés de l’Armée révolutionnaire africaine, déclarent les autorités du ministère de la Défense d’Afrique du Sud.

Un officier qui se trouvait sur les lieux dit que le raid a été exécuté par une force d’environ 200 guérilleros, de l’A.R.A. Ils ont envahi le village, tirant sur tous ceux qui bougeaient et hachant les autres à la machette.

46 femmes et enfants ont été assassinés ; certains enfants étaient encore dans leur berceau, leur poupée dans les bras, a expliqué un enquêteur bouleversé en montrant les restes fumants de ce village jadis prospère. Sur le plan militaire, c’est une manœuvre parfaitement inutile ; il s’agit donc d’un acte de pure sauvagerie bestiale.

On a retrouvé une fillette de quatre ans, la gorge tranchée. Des femmes enceintes portaient des contusions à l’abdomen : elles avaient été piétinées à mort.

Les autorités du ministère de la Défense ne parviennent pas à s’expliquer ce qui a pu provoquer cette attaque. Toutes les victimes sont des civils. L’installation militaire la plus proche est à une vingtaine de kilomètres.

Jusqu’à présent, l’Armée révolutionnaire africaine dirigée par un Américain expatrié, Hiram Jones, qui se fait appeler Hiram Lusana, avait mené une guerre purement militaire, ne s’attaquant qu’aux forces et aux installations de l’Afrique du Sud.

Venant d’autres formations d’insurgés, ce genre d’assauts barbares est chose commune sur les frontières septentrionales de l’Afrique du Sud. Les responsables de la Défense sont extrêmement surpris par le changement de méthode qui se révèle aujourd’hui.

Le seul exemple de massacre de cet ordre commis par l’A.R.A. était jusqu’à présent le raid de la ferme Fawkes, à Umkono, dans le Natal. Trente-deux personnes y avaient été tuées.

On sait qu’Hiram Jones-Lusana est actuellement à Washington pour solliciter une aide financière en faveur de l’A.R.A.

 

  Lusana ne réalise pas totalement les implications de l’article avant de l’avoir lu quatre fois. Il lève finalement les yeux, bouleversé, stupéfait et tend les mains.

— Je ne suis pas responsable de cela, dit-il.

  Daggat laisse son livre.

— Je vous crois, Hiram. Je suis bien persuadé que la stupidité n’est pas l’un de vos défauts. Cela dit, en qualité de chef, vous êtes responsable de la conduite de vos troupes.

— Jumana ! s’exclame Lusana qui comprend enfin. Vous avez tort. Congressman, je suis bel et bien stupide. Machita a essayé de me mettre en garde contre la fourberie de Jumana, mais je ne voulais rien entendre.

— Ce gros colonel bardé de médailles ? dit Daggat. Je me le rappelle à votre cocktail. Le chef d’une tribu influente, m’aviez-vous dit, je crois.

  Lusana acquiesce.

— Le « fils favori » de la tribu des Srona. Il a passé plus de huit ans dans les prisons d’Afrique du Sud avant que je n’organise son évasion. Il est très soutenu dans la province du Transvaal. Diplomatiquement, j’avais pensé qu’en faire mon lieutenant en second était une décision opportune.

— Comme de nombreux Africains qui se trouvent hissés tout à coup à un poste élevé, Jumana a été apparemment pris d’idées de grandeur.

  Lusana se lève et s’adosse, l’air las, à une bibliothèque.

— L’idiot, murmure-t-il comme pour lui-même. Est-il incapable de comprendre qu’il est en train de détruire la cause précise pour laquelle il se bat ?

  Daggat se lève et pose la main sur l’épaule de Lusana.

— Hiram, je vous conseille de prendre le premier avion en partance pour le Mozambique et de reprendre la direction de votre mouvement. Faites des communiqués à la presse pour nier toute participation de l’A.R.A. à ce massacre. Rejetez-en le blâme sur d’autres formations d’insurgés si c’est nécessaire, mais sortez-vous de cette histoire et balayez devant votre porte. Je ferai ce que je peux ici pour vaincre les réactions adverses.

  Lusana tend la main.

— Merci, Daggat, je vous suis reconnaissant de tout ce que vous avez fait.

  Daggat lui serre chaleureusement la main.

— Et votre sous-comité ? Comment va-t-il voter maintenant ? demande Lusana.

  Daggat sourit, plein de confiance.

— Trois contre deux pour le soutien de l’A.R.A., à la condition que vous fassiez une apparition convaincante devant les caméras de la presse pour nier toute responsabilité dans le massacre de Tazareen.

 

  Le colonel Joris Zeegler s’est installé dans le sous-sol d’une école, à quinze kilomètres de la frontière qui sépare la province du Natal et le Mozambique. Pendant que les écoliers continuent de travailler dans les salles de classes des étages supérieurs, Zeegler et quelques officiers des forces armées étudient des cartes aériennes et une maquette du quartier général de l’A.R.A., qui se trouve de l’autre côté de la frontière, à moins de quarante kilomètres.

  Zeegler cligne de l’œil dans la fumée qui monte en spirale de sa cigarette et tapote avec une règle un building miniature au centre de la maquette.

— Le building de l’ancienne administration de l’université sert à Lusana de poste de commandement, dit-il. Tout se trouve rassemblé là : réseau de communication fourni par les Chinois, bureaux de l’état-major, service de renseignements et organisations de propagande. Ils sont allés, fichtre ! trop loin cette fois. Démolissez cela et tout ce qui s’y trouve, et vous décapitez l’A.R.A.

— Avec votre permission, colonel, dit un gros capitaine à la face rouge ornée d’une moustache broussailleuse, je croyais que Lusana était en Amérique.

— Tout à fait exact. Il est en ce moment précis à Washington pour supplier les Yankees de lui accorder leur soutien financier.

— Alors, à quoi bon couper la tête du serpent si le cerveau est ailleurs, je vous le demande ? Pourquoi ne pas attendre son retour et faucher du même coup la tête de notre bougre.

  Zeegler lui jette un regard glacial et condescendant.

— Votre vocabulaire pourrait être plus raffiné, Capitaine. Cela dit, pour répondre à votre question… sachez qu’il serait sans intérêt d’attendre le retour de Lusana. Votre service de renseignements confirme que le colonel Randolph Jumana a déclenché une sécession dans les rangs de l’A.R.A.

  Les officiers rassemblés autour de la maquette échangent des regards surpris. C’est la première fois qu’ils entendent parler de l’éviction de Lusana.

— C’est maintenant qu’il faut frapper, reprend Zeegler. En massacrant sauvagement les femmes et les enfants de Tazareen, Jumana a ouvert la voie aux représailles. Le Premier ministre a autorisé un raid sur le quartier général de l’A.R.A. de l’autre côté de la frontière. On s’attend, bien sûr, aux protestations diplomatiques des pays du tiers monde. Simples formalités, rien de plus.

  Un rude gaillard qui porte les galons de major sur sa tenue camouflée lève la main. Zeegler lui donne la parole.

— Les rapports de nos services de renseignements font mention de la présence de conseillers vietnamiens, et même, peut-être, de quelques observateurs chinois. Si nous descendons ces bâtards, notre gouvernement recevra sûrement des protestations.

— Les accidents sont toujours possibles, répond Zeegler. Si un citoyen étranger s’aventure par hasard dans votre ligne de tir, ne perdez pas le sommeil si une balle perdue l’expédie tout droit au nirvana de Bouddha. Ils n’ont rien à faire en Afrique. Notre Premier ministre de Vaal a envisagé cette possibilité, et il accepte que la responsabilité lui en retombe sur les épaules.

  Zeegler reprend la démonstration sur la maquette.

— Et maintenant, messieurs, voyons la phase finale de l’attaque. Nous avons décidé de nous inspirer d’une page du manuel de l’A.R.A. pour ce qui est du nettoyage d’un champ de bataille, dit-il avec un froid sourire. A cette seule exception que nous ferons encore mieux.

  Thomas Machita frissonne dans sa cellule. Il lui semble qu’il n’a jamais eu aussi froid. La température du continent africain a suivi son cours normal, de plus 32 degrés l’après-midi, elle est à peine au-dessus de zéro aux petites heures de l’aube.

  Les gorilles de Jumana ont sorti Machita de la salle de radio avant qu’il ait eu le temps d’envoyer un message d’alerte à Lusana. Ils lui ont sauvagement martelé la face avant de lui arracher ses vêtements et de le jeter dans une cellule humide du sous-sol. L’un de ses yeux est resté fermé ; le sang d’une profonde coupure au-dessus de l’autre arcade sourcilière s’est coagulé pendant la nuit, et il ne peut voir qu’en écartant les caillots sanguinolents. Ses lèvres sont gonflées et il lui manque deux dents, souvenir d’un coup de crosse précis. Il change de position sur le tas de feuilles sèches et sales qui lui sert de couche et hoquette sous la douleur qui taraude ses côtes brisées.

  Machita attend dans une sombre incertitude, fixant sans le voir le mur de béton de sa prison pendant que la lueur d’une nouvelle journée tombe d’une petite fenêtre grillée au-dessus de sa tête. La cellule est un simple cube d’un mètre cinquante ; elle lui permet tout juste de s’étendre s’il replie les genoux. La porte basse et voûtée qui donne sur le couloir du sous-sol est une solide planche d’acajou de dix centimètres d’épaisseur ; elle ne comporte ni loquet ni poignée à l’intérieur.

  Des voix pénètrent par la fenêtre : il se redresse péniblement et, à demi accroupi, il regarde au-dehors. La fenêtre donne sur le terrain d’exercice. Les sections des commandos d’élite se rassemblent pour l’appel et l’inspection. De l’autre côté, les cheminées du réfectoire laissent échapper de tremblotantes bouffées de chaleur : les cuistots tisonnent les feux pour leur rendre la vie. Une compagnie de recrues de l’Angola et du Zimbabwe sortent encore endormies de leurs tentes à l’appel de leurs chefs de section.

  C’est le début habituel d’une journée normale d’instruction politique et d’entraînement au combat, mais elle sera pourtant bien différente.

 

  Les yeux rivés à sa montre, Joris Zeegler s’adresse à voix basse au micro de son émetteur de radio.

— Tonic numéro un ?

— Tonic numéro un en position, mon colonel, grésille une voix dans le récepteur.

— Tonic numéro deux ?

— Prêt à ouvrir le feu, mon colonel.

— Dans dix secondes. Je compte, dit Zeegler. Cinq, quatre, trois, deux…

  Les formations de commandos s’effondrent sur le terrain d’exercice comme au commandement. Machita ne peut croire que deux cents hommes viennent de mourir presque sur le coup, abattus par la salve de balles qui a jailli de la brousse épaisse qui cerne le camp. Il écrase son visage contre les barreaux, oublieux de la douleur, et se tord la tête pour mieux voir de son seul œil valide. La fusillade redouble d’intensité lorsque quelques soldats hébétés de l’A.R.A. lancent une futile contre-attaque contre leur ennemi invisible.

  Il distingue la différence entre le claquement sec des CK-88 automatiques chinois de l’A.R.A. et les fusils automatiques Felo fabriqués par Israël, qu’utilisent les forces sud-africaines. Le Felo lance une sorte d’aboi en expédiant des volées de disques tranchants comme des rasoirs et capables de sectionner d’une rafale un tronc d’arbre gros comme une cuisse.

  Machita comprend que les Sud-Africains ont passé la frontière et lancent un raid éclair de représailles pour le massacre de Tazareen.

— Maudit Jumana ! hurle-t-il dans sa rage impuissante. C’est toi qui nous vaux cela !

  Les corps tombent, à gauche, à droite, avec des contorsions frénétiques. Il y en a tant sur le terrain d’exercices qu’il est impossible de le traverser sans piétiner des cadavres mutilés. Un hélicoptère sud-africain plonge sur le dortoir principal où une compagnie de l’A.R.A. s’est réfugiée. Un lourd colis tombe de la porte de l’appareil et atterrit sur le toit. Quelques secondes plus tard, le building se désintègre dans une puissante explosion de poussière et de briques.

  Et les forces de l’Afrique du Sud n’ont pas encore révélé leur position. Elles sont en train d’anéantir l’élite de l’A.R.A. sans courir le moindre risque. Leur plan brillamment conçu et exécuté rapporte aux Blancs de précieux dividendes.

  Le camouflage vert et brun de l’hélicoptère se brouille un moment dans le regard de Machita, et il disparaît au-dessus du bâtiment du quartier général dans lequel se trouve sa cellule.

  Il bande ses muscles douloureux pour affronter l’inévitable explosion. Elle est deux ou trois fois plus puissante qu’il ne s’y attendait. Une sorte de coup de marteau-pilon lui vide la poitrine. Le plafond de sa cellule lui tombe sur la tête, et son univers personnel sombre dans le noir.

 

— Ils arrivent, monsieur le Ministre, dit un sergent en saluant réglementairement.

  Pieter de Vaal accueille la nouvelle avec un geste distrait de son jonc de parade.

— Dans ce cas, il me semble que nous devrions leur faire l’honneur de les accueillir, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur le Ministre.

  Le sergent ouvre la portière et s’écarte pour laisser de Vaal s’extraire de l’obscurité de la voiture. Puis le Premier ministre lisse méticuleusement son uniforme sur mesure et, suivi du sergent, il avance vers le gazon de la piste d’atterrissage.

  Il reste là pendant une minute et écarquille les yeux lorsque les phares d’atterrissage transpercent la nuit. Le remous des pales de l’hélicoptère qui approche les oblige à tenir leur casquette d’uniforme et à tourner le dos aux rafales de gravier.

  Avec une précision militaire, les douze hélicos de l’Armée de l’air planent et s’alignent successivement dans l’air, puis, sur un ordre du chef d’escadrille, ils descendent avec grâce d’un seul mouvement et éteignent leurs phares. Zeegler saute de l’appareil de commandement et s’approche de Vaal.

— Comment cela a-t-il marché ? demande le ministre de la Défense.

  Dans l’obscurité, le sourire de Zeegler est à peine visible.

— Digne des manuels d’histoire, monsieur le Ministre. Un exploit à peine croyable. Il n’y a pas d’autres mots pour le dire.

— Les pertes ?

— Quatre blessés, mais rien de grave.

— Et les rebelles ?

  Zeegler prend le temps de soigner ses effets.

— Le nombre des victimes s’élève à deux mille trois cent dix. Et il y en a, par ailleurs, deux cents sous les ruines des bâtiments détruits. Ce serait le diable si plus d’une poignée a pu se sauver dans la brousse.

— Dieu tout-puissant ! s’exclame de Vaal, stupéfait. Vous parlez sérieusement ?

— J’ai vérifié deux fois le compte.

— Dans nos hypothèses les plus favorables, nous n’escomptions pas plus de deux ou trois cents morts dans les rangs des rebelles.

— Cela a été une bénédiction, explique Zeegler. Le camp était rassemblé pour une inspection. Pour un peu, on se serait cru au stand de tir d’une fête foraine, en train de casser des pipes. Le colonel Randolph Jumana a été descendu par la première salve.

— Jumana était un imbécile, coupe de Vaal. Ses jours étaient comptés. Thomas Machita… voilà celui qui compte. Machita est le seul salopard de l’A.R.A. assez intelligent pour prendre la suite de Lusana.

— Nous avons pu identifier plusieurs officiers de l’état-major de Lusana, y compris le colonel Duc Phon Lo, son conseiller militaire vietnamien, mais on n’a pas retrouvé le corps de Machita. Je crois que je ne risque rien en disant que ses restes sont enfouis sous des tonnes de gravats. (Zeegler s’interrompt et fixe de Vaal droit dans les yeux.) Monsieur le Ministre, étant donné le succès de notre expédition, il serait peut-être sage d’annuler l’opération Eglantine.

— Quitter la table de jeu en faisant Charlemagne… c’est ça ?

  Zeegler acquiesce en silence.

— Voyez-vous, colonel, je suis d’un naturel pessimiste. Il faudra des mois, des années peut-être pour que l’A.R.A. se remette de ce coup, mais elle s’en remettra. (De Vaal semble plonger dans une rêverie intime puis il se secoue.) Tant que l’Afrique du Sud vivra sous la menace du pouvoir noir, nous n’avons d’autre choix que d’utiliser n’importe quel moyen de survie. Eglantine aura lieu comme prévu.

— Je me sentirai mieux quand nous tiendrons Lusana dans nos griffes.

  De Vaal lance à Zeegler un sourire en coin.

— Vous ne savez pas ?

— Monsieur le Ministre ?

— Hiram Lusana ne reviendra pas en Afrique. Jamais.

 

  Machita serait bien incapable de dire quand il a repris connaissance. Il est dans le noir absolu. Puis la souffrance revient, répercutée dans ses cellules nerveuses, et il gémit involontairement. Ses oreilles lui transmettent bien ce gémissement, mais aucun autre bruit.

  Il essaie de lever la tête, et une sorte de cercle jaune apparaît au-dessus de lui et à gauche. Lentement, l’étrange vision se précise et devient une chose familière. Machita reconnaît la pleine lune.

  Il réussit à s’asseoir, le dos contre un mur nu et froid. Dans la lumière qui joue à travers les ruines du bâtiment, il s’aperçoit que l’étage supérieur s’est effondré de deux bons pieds avant de se bloquer entre les murs étroits de sa cellule.

  Machita s’accorde quelques instants de répit pour rassembler ses forces, puis il se met à écarter les gravats. Il trouve sous ses mains un morceau de planche, et il s’en sert pour écarter le plafond qui ferme sa cellule jusqu’à ce qu’il ait pu y ménager un trou suffisant pour passer. Prudemment, il jette un coup d’œil dans l’air glacé de la nuit. Rien ne bouge. Il plie les genoux et hisse son corps jusqu’à ce que ses mains touchent l’herbe du terrain d’exercice. Une traction encore, et le voilà libre.

  Il respire à fond et regarde autour de lui. C’est alors qu’il comprend le miracle qui l’a sauvé. La muraille du bâtiment de l’administration s’est écroulée vers l’intérieur, le premier étage s’est effondré et il a protégé sa cellule des débris de maçonnerie ainsi que de la fureur meurtrière des Sud-Africains.

  Personne n’est là pour soutenir Machita lorsqu’il se remet péniblement sur pied : c’est qu’il n’y a plus en vue âme qui vive. La lune éclaire un paysage fantastique et désolé. Toutes les installations, tous les bâtiments sont rasés. Le terrain d’exercices est vide ; les restes des victimes ont disparu.

  On dirait que l’Armée révolutionnaire africaine n’a jamais existé.

 

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